Toulouse, rue Pargaminières, 2007. Une porte colorée, deux murs de brique rouge et des tableaux noirs qui annoncent : Pilsen, Choripan, Alfajores y Milanesa. Bienvenidos. Signes impénétrables, du haut de mes 18 ans. J’entre. Trois empanadas à la viande, s’il-vous-plaît. Le vieux serveur répond comme d’habitude de sa voix chantante, aux accents de tango de salsa d’horizons exotiques. Merci au revoir.
J’ai 18 ans ; comment le vieux serveur en est venu à vendre des choripans rue Pargaminières, Toulouse, je n’en ai rien à foutre. Et puis c’est quoi un choripan ? Bienvenidos.
Avait-il quitté l’Uruguay en 2002, fuyant la débâcle d’une économie à l’agonie ? Ou l’avait-on brutalement expédié en 1977, dans le premier vol qui quittât un Montevideo gangrené par déjà quatre années de dictature ? Avait-il pu, au moins, choisir le pays, la langue qu’il aurait à habiter pour une durée toujours incertaine ? L’avait-on accompagné lors de sa première file d’attente à la préfecture ? Avait-il pu obtenir la nationalité française ? L’avait-on compris lorsqu’il avait dû affronter pour la première fois la boulangère et s’en retourner avec un pain -la fameuse nasale terrible, initiatique. Avait-il aimé ? Avait-on deviné sous sa chape de dérision le supplice du lointain, écarté de la lutte, de la terre et des compagnons ? Avait-il, avait-on. Avait-il pensé à rentrer, à la démocratie balbutiante, en 1985 ? Lui avait-on demandé comment il en était venu à vendre des choripans, rue Pargaminières, Toulouse ?
Non aliter stupui, quam qui Jovis ignibus ictus
Vivit, et est vitae nescius ipse suae
La veille de son départ forcé sur les rives du Pont Euxin, Ovide peint l’ironique condition de celui que l’on exile : stupui. J’étais confondu. Ou plutôt, j’étais interdit. À la fois banni et abattu. Hébétude de l’homme frappé par les foudres divines : vivit. Il continue de vivre. Et est vitae nescius ipse suae. Mais il est inconscient de sa propre vie. La belle aliénation que l’on rabâche depuis des siècles. Dans les années 1970, à la veille des départs forcés depuis le rio de la Plata, certains vols offrent l’option du pays d’arrivée, en Europe : quelques bribes de français rescapées des années de lycée, une ferme admiration pour la France et ses Lumières, de lointains ancêtres basques ou béarnais deviennent des attaches déterminantes. Car il ne s’agit que d’une option par défaut : l’unique pays hispanophone s’abîme encore dans le franquisme, le réseau Gladio lié à la CIA veille en Italie, quant à la Suède qui offre l’asile politique, elle semble pour certains bien trop étrangère. Et puis il y a ceux pour qui la question ne se pose pas : on appelle cela l’option constitutionnelle. La destination est celle du premier avion de la semaine qui acceptera le prisonnier, et ses papiers d’identité « spéciaux ». Un grand coup de pied dans le derrière pour t’expulser, ou la séquestration. La belle alternative, que l’on rabâchera bientôt dans tout le Cône Sud. D’autres encore arriveront sur les sols francophones de l’Europe après des parcours dignes d’Ulysse : Argentine, Chili, Cuba, Europe de l’Est, France-Belgique-Suisse. Rythmées par les renversements successifs des démocraties en Amérique du Sud, les trajectoires se font tortueuses jusqu’aux différentes « terres d’asile » : la cubaine, et son soutien sans bornes aux tupamaros, les européennes qui offrent le statut de réfugié de l’ACNUR, l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés.
Belgique, France, Suisse. 1973-1985. L’exil politique uruguayen en pays francophones a laissé des traces discrètes, feutrées. Peut-être parce qu’il reste couvert par l’ombre des deux grands frères chiliens et argentins. Pourtant tu aurais pu croiser quelques 1500 uruguayens exilés en France, à Toulouse, à Lyon, à Paris, à Fontenay-sous-bois…2 Militants du MLN-Tupamaros, communistes et socialistes affiliés au Front Élargi, syndicalistes, anarchistes. Ouvriers solidaires, artistes dérangeants, étudiants exaltés. Artistes trop solidaires d’un peuple saisi à la gorge, ouvriers trop exaltés par les échos d’une révolution cubaine, étudiants trop dérangeants hantés par les dangereux rêves de 68 ; la dictature militaire, d’un zèle méthodique, a éliminé les bras, la tête et le cœur de la société uruguayenne, dans une triple manœuvre de suppression. Prison, Exil, Assassinat.
Belgique, France, Suisse. 1973-1985. Douze années dans le premier monde, le vieux monde. Douze années ou peut-être six, parce qu’il fallait repartir soutenir les copains à Managua ; douze années ou peut-être trente, parce qu’il a répondu en français « oui, je le veux ». Le compte des années d’exil est sans mesure, confus et n’obéit qu’à l’absurde logique des trajectoires humaines. Mais de deux à douze de six à trente la question reste la même, elle persiste. Tout ce temps : que s’est-il passé ? L’exil politique uruguayen en pays francophone a avant tout laissé des traces qui se dérobent. La douzaine d’années semble s’être réfugiée dans une parenthèse de silence. On n’a pas vraiment voulu savoir ; on n’a pas vraiment voulu parler ; peu importe. Ce qui persiste désormais sont les empreintes, flagrantes ou furtives, qu’ont laissées une à une les années. Et la question.
Que s’est-il passé ?
Artigas, 2014. Nuit de déluge sub-tropical. Les trombes d’eau décrassaient le monstrueux cortège d’enseignes tapageuses et le dallage défoncé des trottoirs, typiques des villes-frontières du nord uruguayen ; le rio Quaraí dans sa crue engloutissait duty free et postes de douane, lavait Artigas, le père, l’exilé, sur sa monture de bronze. Le temps était lourd, la mémoire à vif. Un artiste venait de chanter. Au détour d’une conversation, il décoche ces quelques mots. « Tu vois, il y a une expression française que j’ai apprise là-bas qui ne peut pas se traduire à l’espagnol…». Il s’emploie pourtant avec ténacité à expliquer à la tablée hispanophone, à ceux que la dictature n’avait pas expulsés mais cadenassés, que c’est un peu comme hay que arreglarselas, tu vois. Mais arreglarselas con la chose qui te pose problème, hay que hacer con, même si on ne dit pas comme ça ce serait plus ou moins ça, oui. Ce qu’il s’agit de traduire, c’est il faut faire avec. Mais la tablée, coopérante, peut-elle comprendre ce qui précisément n’a pas de place dans sa langue ? Ce qui n’a pas eu lieu à Artigas, à Montevideo, mais à Bruxelles ou Ivry-sur-Seine ? Et vlan. L’exil se libère de sa parenthèse silencieuse. Il faut faire avec. J’ai pris l’exil politique dans la face à 25 ans.
Il faut faire avec. Était-ce la réponse habituelle de l’employée, lorsqu’il traînait sa nostalgie jusqu’à la boulangerie ? Ou était-ce celle qu’il donnait lui-même à la boulangère, quand elle lui demandait comment on peut vivre orphelin de son pays ? La question s’impose. Que s’est-il passé ? Qu’ont-ils fait malgré l’exil ? Qu’ont-ils fait avec l’exil ? C’est cela même que ce projet veut retracer. Et pour cela, il se présente d’abord comme une requête, de la génération des ignares et des insoucieux. D’une invitation à ce que ceux qui ont vécu l’exil racontent ce que nous peinons désormais à rêver. L’ardeur politique d’enfants qui n’avaient pas la vingtaine. La France terre d’accueil, la Belgique de la solidarité. À peine croyable.
Dans la ville, dans les mots, dans les corps des anciens exilés -les desexilés comme ils disent- nous cherchons les empreintes des expériences de l’exil ; les drôles, les violentes, les surprenantes, les déterminantes. Nous cherchons les fragments revenus de Genève, de Bruxelles, de Paris dans la valise qui piaffait derrière la porte. Nous cherchons des fantômes. Ou plutôt des revenants, enfouis sous des strates de souvenirs, et qui parfois affleurent, réapparaissent avec fracas dans le quotidien. Lorsque les corps parlent, nous retrouvons dans un regard les images d’un jour de départ, le souvenir intact de Montevideo qui s’éloigne jusqu’à se perdre de vue ; sur une bouche la frustration des premières années de silence ou de français bafouillant ; par une oreille les bruits du nouveau monde. Lorsque c’est sur leur lieu de travail que nous convient les personnes contactées, nous découvrons les héritages et l’achèvement d’apprentissages, de vocations professionnelles initiés en exil. Le présent raconte ici ce qui est advenu là-bas, ce qu’il en est resté. Le visage de Montevideo lui-même a été transformé par ce qui fut vécu là-bas. Par ce ce qui y manqua, aussi. Les revenances de l’exil sont aussi nombreuses et uniques que les personnes que nous avons rencontrées. C’est ainsi d’une histoire kaléidoscopique dont il s’agit, dans laquelle les parcours, impulsés par un drame singulier, se diffractent en trajectoires plurielles. Loin d’exposer exhaustivement ce que fut l’exil uruguayen en Europe francophone, notre travail s’apparente bien plus à celui du glaneur. Recueillir ça et là les éléments qui semblent les plus riches, les plus marquants. Travail à la fois subjectif et fragmentaire, inachevé. Il prétend seulement révéler quelques traits du passé, qui demeurent en creux dans l’actuel. Et si la révélation se fait partiale, c’est qu’elle résulte de la rencontre entre deux générations : celle de l’exil, qui raconte ; et la désinvolte, qui désormais écoute, regarde, puis transforme. Ou plutôt, elle résulte de la rencontre entre trois langages : le témoignage oral de la personne qui a vécu l’exil, et qui nous le confie, le texte, que je tisse au fil des entrevues, et l’image, que capture Diego.
Mathilde Roussigné
Montevideo-Paris, 2014