Ivry-sur-Seine, 1977. Aux termes de l’article 37-1 ajouté au code de la nationalité française par la loi du 9 janvier 1973, « l’étranger… qui contracte mariage avec un conjoint de nationalité française peut acquérir cette nationalité par déclaration ». Annie est française, Daniel remplit les critères. D’après l’article 39 du même code, le gouvernement a la faculté, dans un délai d’un an, de s’opposer, par décret en conseil d’état, à l’acquisition de la nationalité française par le déclarant. L’opposition n’est légalement possible, en vertu de cet article, que « pour indignité, défaut d’assimilation ou lorsque la communauté de vie a cessé entre les époux ». Le couple a emménagé à Ivry il y a quelques années, les pièces sont communes, oui. Les voyages, les traductions, les luttes solidaires aussi. Quatre années plus tard c’est la naissance de leur fille Trilce qu’ils partageront. Daniel remplit les critères. L’ « assimilation » semble exemplaire également. La pianiste Lyda Indart, mère du déclarant, possède la nationalité française. Daniel connaît Ravel, Debussy et Satie, révère Brassens et Ferré, références moins recommandables peut-être mais françaises sans aucun doute. Quant à la dignité, la question est plus complexe. Si être l’une des principales références artistiques de l’Amérique du Sud, si avoir reçu le soutien de Mitterrand lors de son emprisonnement par la dictature uruguayenne, si demander à celles et ceux qui sont présents d’arracher les clôtures car la tierra es nuestra, es tuya y de aquél n’est pas indigne, alors oui il remplit les critères. Daniel Viglietti ressort quelques minutes plus tard du Tribunal d’Instance d’Ivry : demande de nationalité française rejetée. Mariage instable, incapacité d’adopter les comportements et les sentiments communs aux nationaux français, appartenance à un groupement préparant des actions potentiellement dangereuses pour des personnalités uruguayennes en Europe. Tels furent les trois critères qu’on lui attribua.
Tu te plais à croire que la France terre des droits de l’homme fut le havre de salut d’un continent tout entier. Les lignes de force ne sont pas si simples. Les chiffres des réfugiés politiques d’Argentine, d’Uruguay, du Chili sont sans appel, la France a accueilli massivement. Seulement certaines affaires sont plus embarrassantes. Les meilleurs missiles français vendus à l’Argentine sous la présidence de Giscard, les missions permanentes des militaires français sur le continent latino-américain et les formations aux techniques de torture qu’ils y ont apportées anéantissent ton charmant tableau. Tu te souviens des gestes de l’exilé dans la cuisine autour de la petite table impeccablement blanche, de ses mots : « Plus tard ils t’allongent et c’est atroce. Ils t’attachent les pieds et les mains, là, comme ça, tu vois ? La cagoule comme ça, là, oui, bien enfoncée. Et alors là, certains ont parlé. Ah oui mais tu comprends, c’est atroce, atroce, l’électricité. Ils te branchent. Ils testent sur les paupières, le ventre, le sexe, partout, c’est atroce. Ils t’interrogent. Ils veulent savoir. » Rien de nouveau pour la France qui a même trouvé un mot pour dire cela : la gégène, développée pour réprimer les vietnamiens puis les algériens, rien de nouveau pour la France qui en a fait des manuels et des formations pour le continent latino-américain lors des missions permanentes des militaires français. Merveilles de la coopération. En 1977, lors d’une visite officielle à Buenos Aires en pleine dictature, le ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski avait déclaré dans La Nación : « Le terrorisme constitue une situation de guerre, et tous les États sont solidaires pour le combattre. La France est solidaire de toutes les luttes contre le terrorisme ». Cette même année au Tribunal d’Instance d’Ivry Daniel se voyait refuser la nationalité française soupçonné d’appartenance à un groupement préparant des actions menaçant des personnalités de son pays d’origine.
Quelques années plus tard à Londres un incident pourtant moins préoccupant dévoila une fois encore d’incommodantes collaborations. Daniel était à Berlin, il devait poursuivre son voyage vers Washington où il participait à un événement en solidarité avec le Guatemala. Les organisateurs lui avaient acheté un vol Berlin-Londres puis Londres-Washington afin de baisser les prix. Au moment d’enregistrer à Berlin, infime désagrément, on lui refusa de voyager avec sa guitare comme un musicien a coutume de le faire. La guitare fut envoyée en soute tandis qu’il montait à bord avec un petit papier qui ne lui servirait ni d’assurance ni de garantie mais simplement de référence pour récupérer l’instrument. Il relut le papier pendant le vol : rien n’y faisait mention de Washington. Sa guitare descendrait à Londres tandis qu’il serait en transit pour Washington. Era un problema ! Il décida de rentrer sur le territoire anglais afin de retrouver sa guitare, après quoi il récupérerait sa connexion. L’opération s’avéra impossible. « Mais Monsieur, vous étiez sensé être en transit, que faites-vous là… » But my guitar… Rien à faire. On lui demanda de patienter, il patienta. Des heures. Jusqu’à perdre sa connexion aérienne. Il fut conduit dans un poste de police londonien à l’extérieur de l’aéroport. Il y passa la nuit. La situation devenait sérieusement déplaisante : les services de migration anglais et la dictature uruguayenne étaient donc en contact. Son dossier devait être chargé. Ce n’est que le lendemain qu’on le laissa prendre un nouveau vol en direction de Washington. Par quel miracle ? C’est qu’entre-temps il avait réussi à joindre sa femme et avait pu lui demander de l’aide. L’employé de la police aux frontières anglais lui lança ironiquement, avant de le laisser partir : « Je vois que Monsieur a de bons amis en France ».
Sans le vouloir l’employé avait peut-être saisi l’un des traits majeurs de l’exil de Daniel en France. Lorsque ce dernier avait appelé sa femme, elle avait immédiatement contacté Louis Joinet, leur ami juriste alors conseiller au Cabinet du Premier Ministre. En quelques appels celui-ci avait pu résoudre le problème. De même, lorsqu’en 1977 il était sorti du Tribunal d’Instance d’Ivry avec la notification du rejet de sa demande de nationalié, c’est l’avocat Régis Waquet qui était entré en scène et, des journées durant, avait constitué un dossier colossal afin de défendre Daniel en recours devant la section du contentieux du Conseil d’État. La bataille avait duré deux ans. En 1979 Daniel avait reçu la déclaration suivante. « Considérant que…. l’opposition du gouvernement faite à la suite de sa déclaration d’acquisition de la nationalité française n’est légalement justifiée par aucun des motifs prévus à l’article 37-1 du code de la nationalité française ; il est décidé : Article 1er : – le décret du 16 février 1977 refusant à M. Viglietti Daniel l’acquisition de la nationalité française à la suite de son mariage est annulé. Article 2 : – La présente décision sera notifiée à M. Viglietti Daniel, au Premier Ministre et au Ministre du Travail et de la Participation. » Quelques semaines plus tard il recevait un passeport français. De véritables amis. Là résidait l’attache affective autour de laquelle était venu se nouer son exil.
« Face à l’appareil bureaucratique, discriminatoire, il y a l’autre côté, le plus important ». Daniel lorsqu’il parle de l’exil se souvient avant tout des amis qui sont intervenus pour l’aider, lui et ses compatriotes. Le monde se change en vaste fourmilière où chacun, au moment décisif, a rempli sa fonction. Déjà en 1972 sa surprise avait été immense lorsqu’il avait découvert la campagne de mobilisation pour sa libération de prison. Cortazar, Mitterrand, Niemeyer, Reggiani, Sartre, Theodorakis l’avaient appuyé. Il y en avait eu des centaines d’autres. Il faudrait retrouver leurs noms, c’était fondamental ; faire apparaître celui de Sophie Magariños qui avait joué son rôle pour collecter toutes ces signatures. Jugó su papel. C’est elle encore qui avait collaboré à l’organisation de sa venue à la Fête de l’Humanité en septembre 1973, l’invitation qui avait bouleversé le cours de sa vie. Il était venu chanter et comptait rester quelques jours en France avant de rentrer à Buenos Aires. Le 11 septembre à la Courneuve, après avoir écouté le concert de Carlos Puebla et ses chroniques de la révolution, il était allé boire un verre avec les cubains. Un ami était soudainement entré dans la salle le visage défait : « ils ont tué Allende ». Les bouteilles de rhum étaient restées fermées. Quelques jours plus tard les campagnes de solidarité avec le peuple chilien avaient débuté, Daniel intervint dans les événements, jugó su papel et renonça à son billet de retour pour Buenos Aires ; son exil français avait commencé. Très rapidement un réseau d’artistes français solidaires se forma. Il faudrait tous les nommer. Colette Magny, Mouloudji, Georges Moustaki, Michel Piccoli, Serge Reggiani, Francesca Soleville, Jean-Louis Trintignant. L’amitié était cette fraternité, cette union de compañeros dans les moments décisifs. Jean-Louis Trintignant l’avait accompagné lors d’un concert solidaire, il y avait lu une traduction française du poème A una paloma d’Idea Vilariño. À une colombe. Il fallait aussi parler de la poignante réponse de Jean-Louis Barrault, lors du cycle de concerts que Daniel avait donnés au théâtre d’Orsay sur la rive gauche de la Seine. Quelques jours avant, il s’était rendu dans la salle pour effectuer les derniers réglages, répéter quelques morceaux. Devant la petite salle obscure son idée s’était confirmée : il souhaitait intégrer à l’une de ses chansons la lecture d’un des poèmes qui avait pu sortir des prisons uruguayennes. Il commençait plus ou moins ainsi : « escucha compañera, no creas que este tiempo es enemigo, que va a morirse el aire o la esperanza, que los dientes agudos de la angustia nos herirán el alma para siempre… » Annie Morvan l’avait traduit en français. Il se souvient encore de la voix de Barrault lorsqu’il le croisa et le salua avec admiration. Barrault et sa femme Madeleine Renaud étaient déjà des légendes du théâtre et du cinéma français. Et Barrault avait dit : je me souviens bien du théâtre Solis, à Montevideo. Depuis la petite salle obscure de la rive gauche de la Seine la phrase résonne encore. Daniel avait sorti le poème de sa poche et avait demandé à Barrault si un jeune acteur ou une jeune actrice accepterait de faire une lecture enregistrée du texte. Barrault avait lu les quelques lignes en silence et avait ajouté deux mots qui résonnent encore depuis la rive gauche de la Seine : « moi-même ». Daniel se souvient de la voix de Barrault, lui-même, lorsqu’au milieu du récital les lumières s’éteignaient et que de l’unique enceinte éclairée résonnaient ces mots : « écoute compagne, ne crois pas que le temps est ennemi, que va mourir l’air ou l’espérance, que les dents pointues de l’angoisse nous blesseront l’âme pour toujours… ». Il faudrait aussi nommer Jorge Torres, l’auteur de ce poème qui pendant longtemps resta anonyme. Il faudrait aussi nommer Régine Mellac qui accueillit et soutint nombre d’artistes latino-américains, nommer la maison de disques Le Chant du Monde et sa directrice Madame l’Oreille.
Au fur et à mesure qu’avance votre conversation, Daniel fronce les sourcils. Tu regardes ses mains, auréolées du mythe. Elles s’agitent, cherchent à saisir une toile invisible qui leur échappe. Toutes les cinq minutes il ferme les yeux et répète fébrilement : « Attends, qui d’autre puis-je repêcher ? C’est terrible la mémoire. Terrible comme l’océan. Il faut les nommer ». Tu contemples, fascinée, l’étrange plongée dont resurgissent un à un les noms amis, comme arrachés à la chair. Tony Andréani. Françoise Campo. Évelyne Andréani. Susana Tosar. Jorge Enrique et Nicole Adoum. Jorge Musto. Alain Labrousse. Luis González. Daniel martèle chaque nom, certains reviennent comme autant de refrains. Peu à peu s‘y mêlent des noms de musiciens, de poètes. Atahualpa Yupanqui. Juan Gelman. Isabel et Angel Parra. Paco Ibáñez. Juan Cedrón. Marcos Velásquez. José Carbajal « El Sabalero ». Carlos « Pájaro » Canzani. Il se souvient de Francisco « Pancho » Graells. Il se souvient d’Augusto Boal. Il se souvient encore d’Eduardo Galeano, venu de Barcelone pour leur passage au Festival de Nancy et leur concert à Paris, à l’église Saint Merry, avec lecture de poèmes sortis de prison. La liste se fait monument, il persévère et s’empare soudain du téléphone. « Lourdes, oui, aide-moi. C’est terrible la mémoire. Il faudra tous les nommer ». Son épouse, Lourdes Villafaña, franco-mexicaine, est une amie qu’il a connue à Paris à la fin de son exil. Elle aussi il veut la nommer, sa compagne depuis vingt-cinq ans. Au fil de la conversation d’autres noms reviennent, qu’il scande soigneusement : Françoise Laborieux, Eduardo et Odile Andrealo, Ana Cardona, Enrique et Colette Barzilai, Rubens et Isabel Rossy. Laura et Carlos Argüelles. Il évoque une à une d’autres relations fraternelles, Jacques Erwan et Ramón Chao de Radio France, Éveline Levy de la Maison de l’Amérique Latine. La quête est éperdue, tu te demandes si elle prendra fin. Car il y a les fourmis surtout. Las hormiguitas, « si petites qu’on ne les voit pas ». Il faudrait toutes les nommer répète Daniel. Tu repenses aux questions qui hantaient les 75 kilos d’archives : qui préparait les empanadas lors des concerts ? Qui allait chercher les réfugiés, arrivant souvent dans un état alarmant l’aéroport ? Qui nettoyait les locaux après les réunions ? Qui pensait à collecter des vêtements mais aussi du savon et quelques couverts à fournir lors de l’installation des arrivants ? Qui faisait les affiches ? Qui le temps d’un événement devenait technicien du son ? Il faudrait nommer tous ces amis, toutes ces amies qui intervinrent à chaque fois que frappèrent les forces ennemies, qui, au moment décisif, remplirent leur fonction. Ces amies et ces amis auxquels Daniel dédia une chanson et un album, au retour de l’exil : Trabajo de hormiga. Travail de fourmi. Lui aussi avait rempli sa fonction, jugó su papel. L’exil lui avait attribué un rôle de périphérie, d’incessants voyages tout autour d’un centre interdit, l’Uruguay. Il avait fait avec. Depuis Ivry, au bord de Paris, s’était déployée sa tactique d’encerclement : dénoncer la dictature. À Bruxelles, à Amsterdam, à Londres, à Genève et à Rome, à Madrid, à Lisbonne, à Munich, à Stockholm, à Alger et à Tunis, à Luanda, à Québec, à Toronto, à New-York, Washington et San Francisco, à Melbourne et Sidney, à Mexico, à La Havane, à Porto-Rico, à Caracas. Il avait multiplié les attaques. Il avait rempli la fonction qui le façonne tant encore que lorsque tu lui demandes, afin de conclure la conversation, de prendre quelques instants pour une photographie, il se retourne avec stupeur et répond : « Mais je n’ai pas ma guitare ! »
Est-ce parce qu’il faut faire avec l’exil que le visage est fracturé entre l’ardeur et l’abattement ? À droite les traits ont été démolis par une lutte harassante, l’œil semble garder en souvenir les sales nouvelles arrivant au compte-goutte d’Uruguay à Ivry. À gauche pourtant un franc sourire anime le regard, la joue, la bouche, l’épaule, d’une puissante reconnaissance. Alors que Daniel prend la pose pour la photographie, tu jurerais voir ses mains s’agiter encore, à la recherche des amis qui échappent à sa mémoire. Tu comprends que la fatigue de ce combat acharné contre l’oubli est peut-être l’infime trace d’une fonction plus impressionnante encore que celle du musicien qui encercla une dictature : faire avec les autres. Si tu écoutes bien, derrière sa voix, d’autres voix chantent.
Hasta siempre Daniel.
Paris, 31 octobre 2017.