S’exiler, être exilé

« Mais moi j’ai pu garder mon passeport ». « Mais moi c’était rien hein par rapport aux autres ». « Mais moi j’étais pas directement recherché par les militaires ». Mais moi, j’étais pas un vrai exilé. La phrase réapparaît souvent. Elle vient prévenir les déceptions, s’excuser du banal ou congédier le pathétique, le douloureux. Et alors tu es quoi, si tu n’es pas un vrai exilé ? S’ils ne t’ont pas expulsé après un passage au trou de quelques mois, quelques années ? Si ton nom n’a pas été inscrit sur la liste des encombrants à éliminer ? Un voyageur, un touriste ? Un expatrié, un migrant, un fuyard ? Moi j’étais pas un vrai exilé mais j’ai pas eu le choix. Voilà ce que certains te disent. Étrange situation que cet éloignement sous contrainte, ne remplissant pourtant pas les conditions suffisantes. Fallait-il être éligible au rang des martyrs pour prétendre au titre ? Tu pressens le piège de l’héroïsation. Les impératifs qui poussent à l’exil sont confus et dissemblables, il n’en existe aucun récit type. L’attache à laquelle tous viennent se nouer est peut-être ce verbe. J’ai pas eu le choix.

Paris, 1975. Guillermo remonte l’avenue de la grande armée depuis l’arc de triomphe. Simple illusion produite par le décor peut-être, ou par le printemps à son heure de gloire, un parfum de conquête domine. On est en mai, son séjour parisien touche à sa fin, dans quelques semaines il sera à Montevideo. En empruntant sur sa gauche la rue d’Argentine il lui semble déjà retrouver ses enfants, embrasser sa femme qui l’attendra à la descente de l’avion. Il bifurque enfin rue le Sueur en direction de l’ambassade uruguayenne. Malgré les apparences candides que tu lui prêtes, Guillermo n’est pas dupe. Son passeport va arriver à expiration et il vient le renouveler pour pouvoir voyager. Simple formalité, mais qui en temps de dictature implique de se munir de beaucoup d’espoir, d’un pas de conquête et de la force de la grande armée. L’année qu’il a passée à Paris a été merveilleuse. Maître de conférence associé à l’université Pierre et Marie Curie, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, il a pu continuer de se former avec Jacques-Louis Binet, son professeur, il a pu mener les expériences dont il rêvait en hématologie. Il a pu mettre un pied dans le monde de la recherche. Il n’avait cependant pas renouvelé son contrat, il était temps pour lui de rentrer, de retrouver ses enfants, embrasser sa femme à la descente de l’avion. Le hall de l’ambassade est sinistre. Il se présente au comptoir, décline son identité et sort son passeport. Republica Oriental del Uruguay. Il presse le papier cartonné bleu marine, un peu usé. Le soleil qui couronne les armoiries, l’ovale entouré de ses lauriers, lui jette un dernier regard trouble. L’employé prend le document, lui fait remplir un formulaire et se lève, se dirige vers un bureau au fond de la salle. Il en ressort quelques instants plus tard les mains vides. Guillermo redescend l’avenue de la grande armée vers l’arc de triomphe, écrasé par l’ombre des immeubles haussmanniens. Dans l’air un parfum étranger.

« J’avais plus de documents, ce qui est tout à fait illégal mais la dictature… moi je dis toujours, ce qui m’est arrivé à moi c’est rien à côté de beaucoup d’autres. Je n’osais même pas parler de ça, ça me paraissait infime ».

Anna aussi est entrée dans l’ambassade uruguayenne de Paris et en est ressortie sans passeport. Mais elle s’en doutait bien, elle avait juste tenté comme ça, pour voir, pour que les choses soient claires. De toute manière elle avait déjà son passeport français, donc tout allait bien. Elle était arrivée en France il y a déjà de nombreuses années, très jeune, avant même le coup d’État. Et alors tu es quoi si tu es partie avant le pire ? C’était en 1971, à Montevideo, un jour où elle rentrait de cours – elle terminait son bac : son père l’attendait et lui avait annoncé la suite. Les choses étaient claires, formelles : elle partait dans deux mois chez sa mère, en France. Et puis c’est tout. Elle allait trop aux manifestations, commençait à discuter avec les tupamaros installés dans la maison d’en face… Il n’était pas contre, non, mais pressentait le pire et il n’avait pas tort. Seulement il ne lui avait rien demandé. Deux mois plus tard elle arrivait à l’aéroport où sa mère la reçut en lui parlant français. Elle pigeait rien mais les choses, oui, étaient très claires. On ne lui avait pas demandé non plus ce que cela pouvait lui faire d’être séparée de son frère, qui avait quatorze ans et qui partit pour l’Australie avec le père. Elle n’avait pas eu le choix.

C’est peut-être Maruja qui t’a le mieux fait comprendre ce que cela signifie, ne pas avoir le choix. C’est peut-être elle qui t’a extirpée de tes questionnements nébuleux sur le libre-arbitre, sur les degrés de contraintes qu’impliquent tout déplacement. Tu lui avais rendu visite par une soirée d’orage diluvien et elle t’avait raconté la visite qu’elle avait faite à sa fille exilée à Paris, en pleine dictature, et comment elle n’était plus jamais rentrée. Tu la revois, dans la petite bibliothèque près du poêle : elle s’était levée d’un bond et avait frotté ses mains sur ses épaules. « Il fait chaud, avait-elle dit, il fait bon ici, tu vois ? Voilà, il fait chaud. À l’inverse regarde : si je veux aller là-bas – elle avait désigné la terrasse qu’on apercevait à peine, derrière la vitre battue par la pluie et le vent – si je veux aller là-bas il y pleut des trombes, et c’est gelé ! Je n’ai pas d’option. Je n’ai aucune option, je vais là où c’est chaud, c’est tout. Je n’ai pas choisi la France ».

Pourtant lorsque tu regardes Maruja plantée sur ses deux jambes près du poêle tu ne vois rien d’autre qu’un corps entêté et volontaire, n’ayant pas le choix mais ayant précisément face à cela fait un choix. Celui de persévérer dans son être. « Bien sûr que j’ai choisi la France ». « Bien sûr je me suis adapté ». À de nombreuses reprises certains te le disent même avec fierté, comme pour mettre à distance l’insoutenable image de la poupée de chiffon, traînée ça et là au gré des manœuvres militaires et des accords internationaux. Ils n’ont pas été exilés, ils se sont exilés. Et c’est là dans ce pronominal qu’ils veulent enraciner l’échec de la dictature qui ne les a pas détruits bien au contraire. Qui leur a permis malgré elle d’étendre la lutte, de prendre leur revanche. Ils ne connaissent pas la tournure passive, « j’ai été exilé par », exilé par des militaires qui exilent. « Être exilé » ils te diront que c’est avant tout « être », que c’est cette expérience bien plus confuse et imprécise que le court moment où l’avion s’arrache du sol, où la pulpe des doigts frôle pour la dernière fois le papier cartonné bleu marine du passeport. C’est la couleur grisâtre que prend le ciel de Bruxelles au son des milongas de Zitarrosa, c’est ce fantôme de la Commune que l’on croise place Pigalle et auquel on s’agrippe pour prendre pied, c’est ce fichu déguisement qui, insensiblement, se colle à ta peau. « Être exilé » ils te diront que c’est avant tout « être » parce que dans ces conditions aux limites du soutenable il a bien fallu faire avec.

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