Son visage avait insensiblement pris la forme, la couleur d’une page blanche. Du vide en vingt-et-un sur vingt-neuf sept qu’il trimballait sur le pavé parisien si pittoresque si glissant sous l’averse diluvienne. Elle pouvait délaver copieusement ce fichu papier à cigarette qu’en serait-il changé ? Rien à effacer ; qui aurait pu écrire une misérable histoire sur du 15g/m ?
Le vide qui en prison était à l’extérieur, désormais on le porte à l’intérieur. Paradoxalement l’exil contredit par le vide le baroque de la prison.
Il s’était agrippé au petit rectangle offert par le Haut Commissariat pour les Réfugiés, le grammage était solide et la couleur divina. Mais voilà il avait regardé autour de lui les gens s’abritaient sous leur couverture cartonnée imperméable estampillée « République Française » et pourquoi son « Titre de voyage pour réfugié » à lui déteignait-il alors ? Tous s’étaient arrêtés pour le regarder.
Quelque chose manque : mon passé. Où est mon passé ? Où est mon quartier, où sont mes amis, où est le chien de mon enfance ?
Ainsi il avait battu en retraite traînant sur ses talons le sauf-conduit gonflé d’eau, trois-cent soixante grammes de cellulose imbibée qu’il n’arrivait pas à faire sécher dans le petit atelier de peintre où il s’était réfugié. On eut dit de l’huile badigeonnée mouillé sur mouillé.
La souffrance en prison est physique, en exil elle est symbolique. Le fondamental pour l’être humain n’est pas d’accumuler des choses mais des appartenances. J’appartiens à ce qui m’appartient. J’appartiens à la mémoire du chien de mon enfance. Mais en exil… mes appartenances sont restées au pays.
Il avait saisi des serviettes en papier gaufré qui se morfondaient dans un coin et avait essuyé l’huile. Dans un froissis elles s’étaient transformées en éclats poisseux, déchiquetés par la friction. Elles étaient tombées au sol et il ne les avait pas ramassées. Il ne les avait pas jetées non plus.
Et il y a toujours cet éternel problème entre la réalité et la raison, que ni la science ni la philosophie n’ont pu résoudre. Si tu mets en place une méthode pour solutionner un problème à partir d’une analyse logique, rationnelle, cette analyse contiendra intrinsèquement la résolution, elle n’aura de valeur qu’en elle-même. Ce sera mathématiquement parfait, absolument logique, le point de départ et d’arrivée seront bien coordonnés. Aucun accident.
Le lendemain il n’avait pas touché à ses pinceaux ni à son lavis sur la Canson rigide grand format. Assis sur le plancher il avait observé, longuement, les agrégats de papier blanc dépecés et auréolés de l’huile cramoisie.
Mais que se passe-t-il avec la réalité ? La réalité fonctionne selon un processus accidentel dans lequel une immense quantité d’événement ne sont pas prévus. L’imprévisibilité de la réalité qui présente tant d’accidents, tant de hasards, n’admet pas la réussite de ta méthode logique. D’où l’incroyable talent de l’humanité pour se tromper.
Depuis ce jour il avait cessé tout projet artistique et avait prêté allégeance aux contingences de la matière. Il s’était soumis aux impulsions autoritaires de l’œil qui dans sa contemplation des serviettes tachées et déchirées en oubliait l’esquisse du lavis prévu, attendu. Il avait suspendu les lambeaux imprégnés, il s’était dit que l’artiste serait celui qui faisait avec ces accidents et du fond de son atelier parisien de peintre exilé il avait frissonné devant l’autoportrait de sa fragilité.
La chaîne des accidents avait beaucoup plus à voir avec moi que je ne le soupçonnais. D’une certaine manière elles signalaient un état spirituel proche de… la démolition. Imagine-toi dans la maison où tu es né, où tu as toujours vécu. Un jour tu y découvres un sous-terrain dont tu ignorais totalement l’existence. Tu descends dans ce souterrain et tu y découvres… Ces accidents, finalement, extrayaient leur matière première d’une zone obscure qu’il me coûtait reconnaître comme mienne. Seuls l’exil et la prison peuvent t’obliger à descendre dans ces profondeurs de ténèbres.
À l’agence de voyages l’employée avait vu son visage abîmé et lui avait demandé pourquoi il achetait un aller-retour pour Montevideo, si tous les uruguayens ne prenaient qu’un aller simple. Mais il avait sa femme en France, ses amis, son atelier, son avenir professionnel ! Il s’était rué sur les huit sur dix-sept cinq centimètres de papier qu’elle hésitait à lui tendre au guichet.
De là il faut travailler avec la perte et l’imprévisible, il faut fixer l’indéterminable. Dans mes œuvres je voudrais les choses apparaissent et disparaissent, soient et ne soient pas. Qu’elles s’enfuient et qu’elles restent.
Sur la rambla de Montevideo le sable lui giflait la figure et les souvenirs l’assaillaient par bourrasques insensées. Le pays avait été détruit, battu par les vents, n’en était resté que le filigrane du quartier, des amis et du chien de l’enfance qu’il pouvait encore entrevoir, par transparence, à travers le calque de la mémoire.
Tarzan se détache de l’animal qu’il est pour se faire personne et, dans son évolution, il renonce à la personne qu’il était devenu pour se faire animal. L’artiste souffre du syndrome de Tarzan…
Peut-être étaient-ce les rafales hivernales qui l’avaient rendu fou, ou bien le vin dont il était imbibé jusqu’à la moelle, soixante kilos de nerfs échauffés qu’il n’arrivait plus à contrôler et qui l’avaient entraîné dans cette étrange errance grise.
…Il essaiera de convertir la somme de ses appréhensions en langage ; dans un processus d’épurement et de synthèse où aller se transformera en revenir. Aller c’est revenir et celui qui ne revient pas disparaît.
Il s’était assis sur un trottoir et avait saisi le terrible papier, huit sur dix-sept cinq centimètres. En plein état de crise, alors, il l’avait mis en pièce. Les hurlements du vent l’avaient empêché d’entendre les protestations françaises qui s’étaient élevées chute après chute, dans chaque bruissement de matière.
Tarzan se détache de l’animal qu’il est pour se faire personne et, dans son évolution, il renonce à la personne qu’il était devenu pour se re-faire animal. Il enlève ses vêtements et rejoint les singes mais personne n’est dupe, Tarzan ne sera jamais plus le même.
À chaque bourrasque disparaissaient des lambeaux du retour, et lorsqu’il ne vit plus un seul morceau de papier dans la rue, le silence se fit, le calme, immense.
Cela doit être la même paix que connaît celui qui meurt. Cette émotion absolument horizontale comme on regarderait une rue déserte. J’étais si bien… J’avais fait la pire des conneries, j’allais faire souffrir tant de monde mais l’accident avait été plus fort que moi. Du fond des ténèbres le message avait été si violent que j’avais compris. Je ne suis jamais rentré en France.