Apprivoiser le gris

« L’averse se lamente toujours, elle cingle les toits et ruisselle des ardoises, glouglote dans les gargouilles, tombe en cascades, gonfle le ruisseau, noie la rue, court au fleuve, toute chargée de limon et d’immondices qui tournent en tourbillons, s’accumulent en digues vite rompues, enfoncées par la violence du vent. Une obscurité tragique traîne partout, brusquement troublée ça et là par un rai de lumière filtrant par l’entrebâillement d’un volet. Parfois, au passage de la cohorte, un chien enfermé qui hurle lugubrement, ou une enseigne qui grince autour de sa tige de fer. »

Charleroi, 1980. C’est absurde, cette pluie. Au premier coup d’œil qu’il jette à travers le hublot, Mario se dit qu’il rêve, qu’il plane encore. Il doit être sur le quai des brumes. Il se sera égaré dans les souvenirs de son oncle, le fanatique. On va regarder un film de Jean Gabin ! Oui, de Jean Gabin ! Il est un déserteur, un minable qui se prend la saucée au Havre. Le paysage est en noir et blanc ; il va se réveiller. C’est absurde, cette pluie. Il se déplie péniblement du siège, tente de reprendre pied. Vérifiez de n’avoir rien oublié avant de descendre de l’appareil. Il n’a rien oublié. Une bourrasque le cueille à bras ouverts sur la première marche. C’est accablant. Il doit être à Brest, il se sera égaré dans Remorques. Il descend l’escalier du Cours Dajot sous des trombes d’eau, il est seul, dans la tempête, avec un chapeau ridicule. Il joue dans un film de Jean Gabin. Oui, de Jean Gabin !

La Belgique ne peut pas être aussi laide. C’est un désastre, c’est impossible. Trente mille cinq-cent kilomètres carrés de grisaille, c’est absurde. Il a tout retenu, il connaît, c’est impossible. Puissance économique mondiale, classement parmi les vingt premières. De quoi éclaircir les perspectives. Latitude 51° 30′ à 49° 30′. Donc climat océanique, certes, mais tempéré. Mais tempéré ! Quand tu tombes en prison à dix-neuf ans et qu’ils t’y laissent sept ans, tu as le temps de le lire, dans tes neuf mètres carrés, ton atlas géographique de trois-cent soixante douze pages. Les six premiers mois, ils lui avaient interdit la lecture. Et la lumière du jour. Ce n’était pas absurde, c’était insoutenable. La lumière. Il aurait crevé pour avoir un peu plus de lumière et voilà qu’il atterrissait à l’instant dans le pays le plus sinistre que la terre ait jamais porté. Pourtant il avait dit non, quand l’ambassade belge l’avait appelé en février. On lui proposait de partir, de refaire sa vie là-bas. Non merci, bien aimable à vous. Les militaires l’avaient attrapé à nouveau, ramené au trou. Dès qu’il était sorti, il était retourné sur ses pas. Un sauf-conduit oui, s’il-vous-plaît. Je pars demain ? Ah…

On n’était pas si loin de la France pourtant, 600km de frontière en partage. De Maurice Chevalier aussi, il avait tout retenu. Maurice Chevalier ! Maurice Chevalier ! Il ne savait pas pourquoi, mais crier son nom le faisait toujours autant marrer. Le jeu, avec ces cinq frères, c’était de gueuler ça le plus fort possible. Maurice Chevalier et ses chansons de benêt, tout était donc truqué à ce point ? Les clochers, les soleils couchants, les fleurs des champs.. Ça sent si bon la France ! Quelle imposture. Voilà qu’il était seul dans trente mille cinq-cent kilomètres carrés de grisaille, tentant de reprendre pied, c’était absurde.

À Bruxelles on l’avait aidé, immédiatement, à s’installer dans une grande maison où vivait une sorte de communauté étudiante. Mais son obsession était de gagner le plus rapidement possible la mer. Il projeta dès les premiers jours une installation à Ostende pour retrouver la côte, la rambla, les lueurs rougeoyantes. La lumière. Ce fut un désastre. La reine des plages était lugubre, royale. Il n’eut pas d’autre choix, pour fuir la brume, que de se réfugier sous la galerie ouverte. Ah la merveilleuse promenade, gracieusement édifiée par le vieux Leopold, riche de tout ce qu’il avait pu sucer et téter et brouter en terres congolaises, avec sa statue où les touristes désormais venaient sucer et téter et brouter les sales restes de la pompe monarchique. C’était obscène. Il était retourné sur ses pas.

Cette fichue grisaille le ravageait. Deux mois qu’il était à Bruxelles et déjà il sentait que la morosité ambiante le minait. Un abattage à la haveuse n’aurait pas fait mieux. Deux mois, deux interminables mois d’affaissement. Les quelques cassettes qu’il avait pu emporter étaient devenues indispensables. Elles semblaient l’arracher de cette planque lugubre, retarder la terrible imprégnation.

Il regardait pleurer la pluie par la fenêtre, montait le son du Montevideo Blues qui pleurait les fuyards et la ville esseulée. Le tableau était tristement parfait. Les chansons d’amour trouvaient des profondeurs nouvelles, la Milonga para una niña était devenue son hymne. C’était étonnant, tout de même, ce Zitarrosisme qui s’emparait de lui. Pour cela mon enfant, je te prie de ne pas être rancunière. Je ne peux pas te donner l’amour et tu ne peux pas me donner l’oubli. Il tâchait pourtant de vivre paisiblement avec le nouveau voisinage, la quinzaine de jeunots assoiffés de partage. Ne voyaient-ils pas l’atmosphère brumeuse et pesante qui les entourait ? Il avait vieilli. Et bien que tu m’offres le réconfort, je ne peux l’accepter.

Dans un sursaut de vaillance, il s’installa à Liège. Il connaissait, il avait tout retenu. Au moins y avait-il un fleuve. La Meuse organisait la ville, lui donnait sens ; à Bruxelles on tournait en rond. De plus on y parlait français, il pourrait tout au moins apprivoiser la langue, doucement. À Bruxelles il était arrivé trop tard : l’Organisation des Nations Unies ne proposait plus les cinq mois de français pour les réfugiés, il aurait vivement aimé : si tu suivais les cours, tu avais droit, en plus, à une rémunération. À Liège il y eut cette percée dans la brumaille : les après-midis trouvèrent leur raison d’être, boulevard de la Sauvenière, à côté du Jardin Botanique. Il se souvient encore. J’ai la peau du ventre bien tendue, disait le prof de français. Répétez ! Il se marrait, il répétait, il s’acclimatait. Il y avait une devinette qu’il affectionnait particulièrement : Quelle est la machine qui travaille le plus en Belgique ? Tu ne sais pas ? Allez, cherche !

Les machines belges, il s’apercevait qu’il les connaissait. Comme si son père, depuis le fond de la cellule où il l’avait abandonné, lui gueulait ses rengaines. Seraing, Seraing mon fils ! Huit-cent quarante mille cinq cent tonnes de charbon à l’an dans les années 1900. Plus grand complexe sidérurgique mondial à l’époque, ouais, on peut le dire ! Et les locomotives Cockerill, n’oublie pas La Belge mon fils ! 140 km/h, ils étaient à la pointe ! Ça devait faire cinq mille houilleurs, si tu cumules les charbonnages. Le Pays Noir, les bassins houillers liégeois, du Nord français et de la Campine, jusqu’à la puissante Ruhr, c’était donc là qu’il reprenait pied ? Une image très nette resurgissait. Les moteurs, dans son usine textile. Les moteurs des machines sur lesquelles il avait toujours travaillé à Maroñas ; toujours et très tôt ; les moteurs ACEC. Ateliers de Constructions Électriques de Charleroi ouais. Comme si soudain commençaient à se souder d’étranges assemblages, comme s’il errait sur l’absurde chantier d’un immense pont, métallique.

Les mois passèrent, il prenait pied, place. L’Office National de l’Emploi proposait une formation d’un an en maintenance et électricité industrielle. Rémunérée. Il n’avait jamais étudié à un tel niveau technique. C’était séduisant. La sélection était difficile, on ne prévoyait pas de te prendre par la main et de t’enseigner la base. Il ne connaissait pas tout. Les restes de ses années scolaires à l’Université du Travail le sauvèrent, la vie retrouva quelques couleurs. Tu n’imagines pas le joyeux bordel que c’était là-dedans. Des italiens de partout, des espagnols, des marocains et des flamands fraternels qui parlaient un français encore plus déglingué que le sien. À la fin de l’année, on le sélectionna pour un stage dans une usine. À la fin du stage, on le garda. C’était une victoire. Tu ne sais pas si les quelques mille journées de travail à Grâce-Hollogne, à réparer les moteurs des chambres froides de lyophilisation de café, furent précisément ce qui détacha Mario de sa grise torpeur. Mais lorsqu’il te raconte, il met l’usine en fête. Quand il se plante dans une manip, il gueule putamadre ! C’est comme ça, ça sort tout seul. Govato le rital se marre. Comment tu jures ? Quoi ? Putamadre ! Le flamand répète, hilare. La fine équipe électricienne traverse l’usine en déclamant, les putamadre résonnent sous la sainte toiture, pendant quelques secondes les épaules se font plus légères.

Un illustre marginal. Voilà ce qu’il aurait été sans cette heureuse formation ! Il rompait enfin avec le cercle vicieux de tous les exilés, le cercle infernal du travail de service, du ménage, du ramonage, éphémère et sans développement possible. Il grimpait les marches une à une. Permis de travail C, permis B… Avec les années il obtint le mirifique A, reconnaissance suprême, le seul qui donne accès à tous type d’emploi, comme s’il fut belge. Liège était admirable. La Cité ardente, on disait. Et sa voisine la Cité de fer. Des forteresses grises, qui avaient résisté à tous les sièges nom dè Djû ! Charles le Téméraire s’y était cassé les dents. Tu vois, face à l’impérialisme on pouvait tenir bon. Tu vois, le gris est fascinant si on le pense. Des siècles de production ouvrière, de luttes syndicales. Il connaît, il a tout retenu. Son père a participé à la fondation de la CNT. Et du syndicat de la métallurgie uruguayenne. C’est ce qui l’a sauvé, à lui, Mario, planqué désormais derrière les terrils, traîné à l’arrière par la Fédération Internationale, la FITIM, planqué, traîné à l’arrière et sauvé. C’est ça, l’absurde. Quelle est la machine qui travaille le plus en Belgique ? Tu ne sais toujours pas ? Ce sont les essuie-glaces ! Il rit. Parce que c’est drôle, cette pluie, cette fichue grisaille. Ouais, il rit. Tu ne crois quand même pas qu’après sept ans dans neuf mètres carrés c’est le brouillard qui te fait perdre pied ?

Charleroi, 1980. Ça fait mal à en crever. Mais comment tu le dis ça ? Tu manges tu parles tu respires révolution depuis ta naissance, tu es un brave, un valeureux chevalier de la révolte, un croisé du commun qui ne chancelle pas, tu sais depuis le début que la lutte sera longue, cruelle et difficile, tu le sais cela fait partie de la formation de ceux qui résistent qui y croient tu es sublime, tu pourrais tout brûler tu es armé ainsi que tes camarades de la puissance des héros et tu vois ce langage de la révolte n’accepte pas la faiblesse et c’est bien là sa faiblesse. Partir c’est battre en retraite, c’est être défait. Tu es parti, en morceaux. Ton père est resté au trou et tu te sauves merdeux en lambeaux. Ton petit frère hurle quand il te voit passer le portique de l’aéroport de Rio il est cassé en deux tu voudrais t’éclater la gueule pour ne plus entendre mais tu en es incapable tu es démoli tu passes par Lisbonne et Amsterdam c’est interminable tu n’es qu’une loque grise qui s’écroule sur Charleroi, se déplie pitoyablement du siège et ne peut reprendre pied. Tu as échoué. Mais comment tu le dis ça ?

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Il est des histoires que l’on raconte et d’autres que l’on effleure dans un sourire. Il est des images que l’on dévoile et d’autres, hors cadre, que l’on devine. Le jour où fut pris le portrait photographique de Mario se tenait son fils Antonio, à droite, sur l’asphalte gris. Tu ne l’avais jamais vu ; il vous avait accompagné, calmement. Peut-être était-ce la première fois, pour lui aussi, qu’il lui était permis de scruter à travers le brouillard le fantôme belge de Mario, son père.

Cuando te vuelva a encontrar
nos podremos sonreír,
prefiero verte partir
como te he visto llegar.
Cuando vuelvas a pensar
que una vez te conocí
y que nomás porque sí
te compuse una canción,
cantará en tu corazón
lo poquito que te di.

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