Atterrir

La Grand-Ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole
Et décidément il nous faut
Vous secouer dans votre rôle…

Rimbaud, Chant de guerre parisien

1976, station Invalides. 50 dollars et un faux passeport, rien d’autre. Carlos n’avait rien d’autre, il se marre. Ouais, il voyageait léger. Il n’avait pas prévu que les allemands le feraient chier à Francfort. Il était sorti de l’avion, il avait fait la queue bien tranquillement. Police aux frontières, votre passeport monsieur. L’employé avait regardé son écran un temps de trop. Les quelques secondes où aux autres postes ça avance, et où toi t’es arrêté, tu vois ? Carlos avait déjà compris. Veuillez-nous suivre monsieur. Et l’interrogatoire avait commencé. Il était 13h, le flic allemand était sympa. Pas de chance, à 14h il avait fini son tour, et le bœuf qui l’avait remplacé sentait le facho à plein nez. Ça chauffait ça fulminait, et derrière les menaces grossièrement appuyées Carlos avait fini par comprendre ce qu’ils voulaient savoir : ce qu’il avait fait à Prague. Quelle obscure transaction il avait menée, et avec quel infâme partageux. Que la parió ! Quitter tout juste Cuba pour atterrir chez la flicaille occidentale, ça secouait quand même. Il n’avait pas prévu de passer si rapidement du soleil au trou. De Prague, il n’avait vu que les minuscules bâtiments agglutinés au bord du fleuve à travers son hublot et les fauteuils un peu rigides et froids de l’aéroport. Il venait de Cuba, il était entré en Europe par la Tchécoslovaquie, simple correspondance, et il comptait bien arriver en France le soir même, par le train Francfort-Paris. L’exil, il connaissait depuis trois ans déjà. Les interrogatoires en revanche, il en avait été épargné jusque là. En 1973, au moment du coup d’état, il était au Chili, envoyé en mission par le MLN-T. Mouvement de Libération Nationale. Il y croyait. Il croit encore. Ça avait accéléré les choses. Devenir l’indésirable l’officiel malvenu chez soi en une nuit, ça secouait quand même. Surtout quand on est prêt à crever pour ce chez soi que l’on chérit avec fureur. Quand on y a laissé les copains et leur intelligence rageuse. Et son père, el viejo avec son espoir inébranlable et son putain de cœur bringuebalant. Il n’était plus question de rentrer. Son retour en Uruguay s’était converti en un départ pour Cuba, l’une des rares destinations sûres en cette Amérique minée par l’ennemi. On l’avait accueilli comme un frère. Mais voilà après trois années d’isolement sur cette île fraternelle, l’absence de nouvelles était devenue intolérable. Alors il était là, face au virulent mastodonte allemand, il montrait ses pattes bien blanches et il souriait. L’autre sortait de ses gonds. Lui regardait l’uniforme verdâtre tressauter, les traînées de dépit suant sur le front et il souriait. Que faire de plus ? Ils l’avaient lâché, finalement, à condition qu’il ne pose pas un pied sur le sol allemand. Autrement dit : ils l’avaient empaqueté et directement refilé par avion à leurs voisins français. Sauf que Carlos comptait bien arriver en France par le train Francfort-Paris, n’avait pas prévu que les allemands le feraient chier et qu’ils lui feraient payer un carissime billet d’avion de dernière minute. Lufthansa. There’s no better way to fly… La belle poignée de dollars. Juste ce qu’il fallait pour arriver à Paris un soir de novembre avec un faux passeport, quelques pauvres billets et des nerfs à vif.

Métro Invalides. Inválidos. Ça ne flairait rien de bon. Il sortit d’une poche intérieure, roulé avec soin, un minuscule bout de papier et déchiffra à nouveau les quelques mots. 50 dollars et un faux passeport en poche, rien d’autre ? Tu ne croyais tout de même pas que Carlos t’aurait fait mention de ce papier. La vie lui avait démontré non seulement que les omissions sont vitales, mais aussi que moins les copains en savent, moins ils courent eux-mêmes le danger. On ne ment pas que pour sauver sa gueule si on est un vrai révolutionnaire. L’adresse griffonnée par un frère de lutte, il s’en souvient encore : 2, rue Saint Jean-Baptiste de la Salle. On l’attendait là-bas, il n’était certainement plus qu’à quelques centaines de mètres. Déjà il se figurait la porte d’un autre siècle, les anciennes marches de parquet fatigué, les vigoureux abrazos des copains dans cet appartement de la vieille Europe et le matelas usé et bienveillant sur lequel il s’écroulerait après l’effervescence des retrouvailles.

« Deux, rue Saint Jean-Baptiste de la Salle ? Je n’ai même pas Jean-Baptiste tout court. Ni Baptiste de la Salle. C’est pas la place Saint-Jean ? Ou Jean-Baptiste Pigalle ? Non désolée, votre rue Saint Jean-Baptiste de la Salle, elle n’existe pas Monsieur. »

Qué la parió ! Dans un français chancelant, il avait demandé la direction à l’employée de la station qui, un large plan touristique de Paris sous les yeux, était en train de signer sans le savoir la faillite de son périple et l’abattement final. Buenos Aires Mendoza Santiago de Chile Cuba Prague Francfort Paris. Faire naufrage à quelques mots de la terre ferme, ça secouait quand même. Votre rue elle n’existe pas. Il accusa le coup d’un hochement de tête silencieux, récupéra le plan, et s’enquit d’un lieu où passer la nuit sans se ruiner. L’employée fit un sourire contrit :

« Prenez le métro et sortez à Pigalle, vous trouverez sûrement pas cher là-bas ».

Muñequita de lujo, labios pintados
silueta dibujada con gran chiqué,
bajo un foco de avisos iluminados
Montmartre es luz, es cocktails, torre de Babel,
abismo del otario, puerto del vivo,
vidriera de los vicios y mostrador
donde se cambia el oro por las mentiras
y se compra al contado el falso amor…

Il est des lieux qu’on a déjà habités, bien avant que de les arpenter à pas lourds, dans leur sèche matérialité. Leurs contours sont polis par le songe, leur musique préservée de la tranchante rumeur du monde. Carlos avait déjà frayé avec des racoleuses fantoches, avait déjà goûté une ivresse fantaisiste à Montmartre, avec en mélodie de fond un bandonéon gaillard et la voix de Gardel, qui lui reviennent alors à l’oreille, dans le métro qui annonce Pigalle.

…Montmartre…
Place Pigalle… La media noche…
Montmartre…
Cortesana en regio coche,
los besos del champán…
La última copa
la beberás en la boca
perfumada de la mujer de París…

Il se laissa porter par la foule des parisiens jusqu’à la sortie, et posant pour la première fois son pied sur le sol du Vieux Monde, prit une immense bouffée d’air glacé et de monoxyde de carbone, dans la bacchanale assourdissante des bagnoles qui ruaient sur le boulevard. Ô la bouche parfumée de cette hypocrite Paris.

…Jazz-band y balalaikas y bandoneones
Mil besos. Mil mujeres. El carnaval
del mundo todo el año con sus pasiones
desata aquí, en Montmartre, su bacanal.
En tanto que en la oscura calle desierta,
recostada en la puerta de algún bistró,
Mimí, con hambre y frío, recuerda el viejo
romántico Montmartre que ayer pasó.

Abruti par mille panneaux lumineux, mille vitrines criardes, il comprenait. Montmartre est éclairages, tapage étourdissant, tour de Babel de la consommation. Paris, ville lumière… Il se marre. Ouais, passer de la sobriété cubaine à l’incontinence du Premier Monde, ça secouait quand même.

Un flic patrouillait sur le boulevard, quelques mètres plus loin. Il retrouva la familière sensation qui l’avait quitté depuis qu’il s’était réfugié à Cuba : la décharge électrique, la poitrine brutalement vide, laissant tomber le cœur dans les entrailles. Il avait pu constater quelques années auparavant que l’angoisse lui procurait des réflexes vitaux, lorsqu’au volant d’une vieille chevrolet volée, il avait croisé dans les rues de Montevideo un camion farci de militaires en chasse de tupamaros. Il pouvait alors encore bifurquer, ou faire demi-tour subitement pour éviter le contrôle, l’arrestation, la suite. Mais dans une pulsion lucide, il avait continué tout droit sur eux, à une allure de conducteur tranquille, jusqu’à les dépasser, lentement, jusqu’à s’éloigner, peu à peu, soustrayant à leur traque le jeune tupamaro qu’il était, ainsi que les quinze kilos de munitions qu’il transportait à l’arrière de la vieille chevrolet… L’ennemi, on ne s’en détournait pas. On le connaissait, on lui faisait face. Il s’en alla tout droit vers le policier pour lui demander son chemin, premier échange d’une longue série qui rythmerait ses deux années de clandestinité à Paris. Il ne comptait pas passer son temps planqué dans la peur ; la rue, il y sortirait, les flics, il ne s’en détournerait pas, il les connaîtrait, il les prendrait à l’audace. Il fut très civilement envoyé en direction de Montmartre, et atterrit quelques instants plus tard à la réception d’un vieil hôtel désagréable où il obtint après poussives négociations une clef, une chambre, le droit à quelques heures de répit.

2, rue Saint Jean-Baptiste de la Salle. Il ne l’avait pas inventé tout de même. Une des camarades recevait à Cuba du courrier de son ami, réfugié à cette adresse. La nuit était tombée depuis longtemps, il était exténué. Il s’approcha du lit en métal fatigué, et y étendit la carte touristique. Il commença au sud-ouest. Il se ferait les rues, une à une, et il finirait bien par tomber sur ce fichu Jean-Baptiste. Une heure passa. Clignancourt Caulaincourt. Les rues se brouillaient, Gustave Courbet rejoignait Victor Hugo, se confondait avec Thiers, Bolivar tournait en rond. Saint-Jean Baptiste restait absent. Stop. Une bonne douche, et il ne resterait plus qu’à consulter l’oreiller, comme on disait. Que faire de plus ? Il s’effondra sur le matelas et plongea, enfin, dans l’obscurité. Ce n’était pas la nuit qui portait conseil, c’étaient ces quelques minutes où l’esprit élucide et démêle avant de s’enrouler dans le sommeil. Il parcourut à nouveau le boulevard jusqu’à Pigalle, rejoint dans un flottement les copains venus l’accompagner à l’aéroport de La Havane, cracha avec satisfaction au visage déformé de l’allemand et retrouva dans une ancienne valise un vieux disque de Gardel et un paquet de lettres jaunies. Stop. Que faire de plus ? Demain, il irait aux correos ! Le Vieux Monde aurait sûrement un service de postes performant, avec stupides panneaux lumineux et télétransport, tout droit jusqu’au 2, rue Saint Jean-Baptiste de la Salle. Il était arrivé, enfin. Il s’endormit.

Nul ne sait quels fantômes vinrent lui rendre visite en cette nuit de novembre 1976 dans le vieil hôtel aux employés désagréables, ni dans quelle ancienne empreinte son pied vint se glisser lorsque porté par la foule il fit son premier pas dans le Vieux Monde, place Pigalle, sous la colline de Montmartre et l’éclat des enseignes clignotantes. Tu es éblouie par la paillette, le Chat Noir fameuse marque de sac à main, la mode du poster Toulouse-Lautrec.Pourtant tu sens bien qu’il a à peine jeté un œil au Moulin Rouge, qu’il méprise la jubilation sordide du bourgeois jouant à s’encanailler, la bohème des poseurs et des nobles désargentés. Lorsqu’il découvrit le lendemain les PTT, le plaisir des longues marches dans Paris, le sixième arrondissement, la minuscule rue Saint Jean-Baptiste de la Salle sur un plan de quartier, métro Saint-Germain-des-Prés, le petit appartement qu’occupaient les copains, les charmes figés de Montmartre étaient déjà loin.

Montevideo, 2014. Carlos repense à Paris, qu’il a quitté il y a quelques années. Trente années de vie en France, ça révolutionnait quand même. Il n’avait pas prévu que l’escale se prolongerait et que la ville l’habiterait, que ses mythes et son indéchiffrable agitation le captiveraient. Ça avait commencé dans le métro, peu après son arrivée. Grève des conducteurs, ils disaient. Carlos avait pourtant pu se déplacer comme il le voulait. Entre uruguayens, ils s’étaient marrés : une grève et un métro qui fonctionne, ça n’avait aucun sens. On lui avait fait remarquer que la situation était compliquée. Qu’il y avait le jeu des confédérations. En Uruguay il n’y avait qu’une seule centrale syndicale ; il s’était senti con. En trente années il avait alors pu démêler le nœud qui s’était tissé cette nuit de novembre 1976, remonter les fils, y entrelacer celui de sa propre histoire. Il s’était plongé dans l’étude des syndicats français, avait revécu les luttes des PTT et leurs longues marches dans Paris, était revenu jusqu’au soulèvement des canuts, ces tisserands qu’il imaginait dans leurs minuscules rues de la colline de la Croix-Rousse, et s’était retrouvé dans cette autre lutte encore, sur cette autre colline qu’il avait arpentée en songe bien avant d’y entendre les échos non plus de Gardel ni d’un vain french cancan mais des coups de feu versaillais, versant le sang des copains sur le boulevard où s’incrusterait quelques années plus tard le Moulin Rouge et l’éclat de ses enseignes clignotantes. Il était revenu à la Commune de Paris. Elle avait donné à l’exil le goût de la lutte internationale. Elle avait nourri pendant trente ans sa pensée politique, ses exigences de justice et sa pénétrante amertume. Il savait l’émancipation qu’elle promettait, il savait comment on l’avait calmée. Le terrorisme d’État, il connaissait. Offrir la citoyenneté à l’étranger, un salaire égal à la femme et à l’homme, la coopérative à l’ouvrier… On pouvait toujours attendre maintenant. À Paris comme à Montevideo, c’étaient les mêmes traîtres qui avaient fait curée après l’échec révolutionnaire. En 1871 on connaissait déjà la chanson.

Demain les gens de la police
Refleuriront sur le trottoir,
Fiers de leurs états de service,
Et le pistolet en sautoir.
Sans pain, sans travail et sans armes,
Nous allons être gouvernés
Par des mouchards et des gendarmes,
Des sabre-peuple et des curés

Jean-Baptiste Clément, La Semaine Sanglante

 

Le retour en Uruguay aurait-il pu avoir un goût moins amer ? Que la parió ! N’était-il rentré que pour faire le constat de l’échec tupamaro ? Il manquait le bilan, il manquait les frères, les vrais, ceux qui n’avaient pas trahi. Qui avait donné le pouvoir à ces lâches, qui pouvait se réjouir de l’obscène marché uruguayo-américain ? Et par quelles manœuvres crapuleuses voulait-on effacer le sang des copains versé dans ces fichues rues de Montevideo ? Ouais, la police fleurissait, on dégommait les juristes ayant trop soif de justice, et les mouchards avaient trouvé de belles planques…

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Montevideo, 2014. Le hasard a voulu que tu reçoives par los correos les Mémoires de Louise Michel. Tu les as donnés à Carlos, et tu te demandes si Louise y parle de sa rage, lorsqu’après la répression de la Commune et l’exil, elle revint en France, ce pays pour lequel elle aurait été prête à crever. Tu te demandes comment elle a pu contenir la fureur en voyant trôner sur sa butte l’ignoble Sacré-Coeur, venu effacer et profaner le sang des copains versé dans les rues de Montmartre. Tu te dis qu’elle a dû vouloir repartir. Carlos, lui, te dira comment faire avec. L’ennemi, on ne s’en détourne pas. On le connaît, on lui fait face.

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